La Russie, le Sahara occidental et la fin du paradigme néocolonial : de Munich 2007 au monde multipolaire
Par : Salah Lakoues
En réaffirmant son attachement au droit à l’autodétermination du peuple sahraoui, la Russie défie la logique du fait accompli et le retour des pratiques néocoloniales sous couvert de « réalignements stratégiques ». Depuis le discours de Vladimir Poutine à Munich en 2007, Moscou n’a cessé d’appeler à la refondation d’un ordre mondial multipolaire fondé sur la souveraineté et la légitimité du droit international.
I. Le Sahara occidental, un miroir du désordre mondial
Lorsque Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, déclare le 14 octobre 2025 que la position de son pays sur la question du Sahara occidental reste « ferme et fondée sur les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU », il ne se contente pas d’un rappel diplomatique. Il affirme une ligne de fond : le rejet de toute solution imposée et la défense du droit inaliénable des peuples à disposer d’eux-mêmes.
À l’heure où les États-Unis, en tant que « penholder » au Conseil de sécurité, tentent d’imposer une résolution préécrite validant le plan d’autonomie marocain de 2007 comme « seule base crédible » du règlement, la Russie s’oppose à ce qui apparaît comme une instrumentalisation du Conseil de sécurité au service d’intérêts géopolitiques.
Moscou considère que « toute solution acceptable pour toutes les parties est une solution légitime », en d’autres termes, qu’il n’existe pas de paix durable sans équilibre des intérêts et respect du droit international.
Cette position tranche avec l’approche de Washington et de certains alliés européens, notamment la France, qui voient dans le Sahara occidental une variable d’ajustement stratégique pour consolider leurs alliances régionales.
Pour Moscou, au contraire, cette attitude prolonge le paradigme néocolonial : celui qui consiste à décider du sort des peuples sans eux, sous couvert de stabilité ou de lutte contre le terrorisme.
II. De la guerre froide au retour des logiques impériales
Le Sahara occidental n’est pas un dossier isolé : il s’inscrit dans une reconfiguration mondiale des rapports de puissance.
Depuis la fin de la guerre froide, l’ordre international s’est structuré autour d’une illusion : celle d’un monde unipolaire dominé par les États-Unis, où le « modèle libéral occidental » serait la référence universelle. Cette croyance, théorisée par Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire (1992), portait en elle une forme de triomphalisme idéologique.
Mais l’histoire, loin de s’être arrêtée, a repris son cours.
Les guerres d’Irak, de Libye et de Syrie ont révélé les limites du messianisme occidental et les ravages d’un interventionnisme souvent justifié au nom de la démocratie, mais vécu dans le Sud global comme une reconduction du colonialisme sous d’autres formes.
Les sanctions économiques, devenues un outil de domination à peine voilé, ont accentué cette fracture entre l’Occident et le reste du monde.
Dans ce contexte, la Russie s’est progressivement positionnée comme le porte-voix d’une contestation du déséquilibre mondial.
Depuis le discours fondateur de Poutine à Munich en 2007, où il dénonçait « le monde unipolaire comme une menace pour la stabilité internationale », Moscou n’a cessé de plaider pour un ordre multipolaire. Ce discours, alors perçu comme une provocation, apparaît aujourd’hui comme une anticipation lucide de la crise de légitimité occidentale.
III. La stratégie russe : constance, résilience et adaptation
L’intelligence politique et les capacités stratégiques de Vladimir Poutine ont permis à la Russie de transformer la contrainte en levier.
Depuis 2014, avec l’annexion de la Crimée et les premières sanctions massives, Moscou a entrepris une restructuration profonde de son économie et de sa diplomatie.
Plutôt que de céder à l’isolement, elle a renforcé ses partenariats énergétiques et commerciaux avec la Chine, l’Inde, l’Iran et, plus largement, les pays du Sud global.
La création du gazoduc Force de Sibérie vers la Chine, le développement d’accords en monnaies locales avec les BRICS, et l’émergence d’institutions financières alternatives comme la Nouvelle Banque de Développement (NBD) traduisent une désoccidentalisation de l’économie russe.
Loin d’être marginalisée, la Russie s’est réinsérée dans des réseaux économiques post-occidentaux, redéfinissant les équilibres mondiaux autour de l’Asie et du Sud global.
Sur le plan militaire, Moscou a intégré dans sa doctrine une stratégie d’escalade contrôlée, alliant dissuasion nucléaire, guerre hybride et diplomatie de puissance.
Cette approche, souvent incomprise, vise non pas la confrontation systématique, mais la préservation de l’espace stratégique russe face à l’expansion de l’OTAN et à la militarisation croissante de ses frontières.
Ainsi, loin d’être la manifestation d’une irrationalité — la fameuse théorie du fou popularisée par Nixon puis par Trump —, la stratégie russe repose sur une cohérence doctrinale ancienne : celle de la défense active et de la souveraineté absolue.
IV. Poutine, Trump et la “théorie du fou” : deux visions du pouvoir
La comparaison entre Poutine et Trump illustre deux conceptions opposées du rapport à la puissance.
Donald Trump, héritier de la doctrine du « madman », utilise l’imprévisibilité comme instrument de négociation.
Sa reconnaissance du Sahara occidental comme territoire marocain en décembre 2020 n’était pas une conviction idéologique, mais un troc géopolitique : offrir un avantage diplomatique au Maroc en échange de la normalisation avec Israël.
Cette méthode du coup d’éclat, sans vision à long terme, a fragilisé la crédibilité des États-Unis sur plusieurs fronts, y compris au sein du monde arabe.
Poutine, à l’inverse, s’inscrit dans la longue durée historique et stratégique.
Son approche privilégie la prévisibilité, la continuité et l’ancrage juridique.
Dans le cas du Sahara occidental, cette différence se manifeste clairement : Moscou refuse de cautionner une solution imposée et s’en tient à la lettre des résolutions de l’ONU.
Cette constance, que d’aucuns qualifient de cynisme, s’avère en réalité une forme de rationalité stratégique, fondée sur la stabilité et le droit.
V. Le rapprochement russo-algérien et le nouvel équilibre maghrébin
Dans la crise du Sahara occidental, la position de la Russie rejoint celle de l’Algérie.
Les deux pays défendent une vision commune des relations internationales : primauté du droit, non-ingérence, et refus du néocolonialisme.
Ce rapprochement diplomatique s’inscrit dans un cadre plus large : celui du monde multipolaire en formation, où le Sud global redevient acteur de sa propre histoire.
L’Algérie, par sa diplomatie de non-alignement et son plaidoyer pour une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, trouve dans la Russie un allié cohérent.
Moscou, quant à elle, voit dans le Maghreb un espace stratégique clé entre l’Europe, l’Afrique et le Sahel, où s’affrontent encore les logiques d’influence héritées de la guerre froide.
Dans ce contexte, la position russe sur le Sahara occidental n’est pas seulement juridique : elle est géopolitique, symbolique et morale.
Elle rappelle que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne saurait être subordonné à des considérations de puissance ou de commerce d’alliances.
VI. Les BRICS et la consolidation du monde multipolaire
Entre 2014 et 2025, les BRICS se sont imposés comme le cœur du nouvel ordre multipolaire, avec la Russie occupant une position stratégique aux côtés de la Chine et de l’Inde.
Sous la présidence russe de 2015, la création de la Nouvelle Banque de Développement a marqué le premier jalon d’une architecture financière alternative.
L’élargissement du groupe aux « BRICS+ » en 2024 (Iran, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Arabie Saoudite) a porté son poids démographique à près de la moitié de la population mondiale et son PIB combiné à un quart du total mondial.
Le sommet des BRICS de Kazan en 2024 a été emblématique : plus de 250 événements et forums économiques ont illustré la mutation structurelle du système international.
Les discussions sur la dédollarisation des échanges, la bourse de céréales des BRICS ou la coopération technologique médicale et nucléaire traduisent une vision du développement fondée sur la complémentarité et la souveraineté.
Dans ce cadre, la Russie apparaît comme l’un des pivots d’un monde en recomposition, capable de relier les espaces eurasiatique, africain et arabe dans une même dynamique d’émancipation économique.
VII. Vers la fin du paradigme néocolonial
L’attitude russe face au dossier du Sahara occidental réaffirme une conviction fondamentale : le droit international ne peut être redéfini au gré des rapports de force.
En s’opposant à la reconnaissance unilatérale de Donald Trump et aux pressions occidentales, Moscou défend une idée simple mais révolutionnaire dans le contexte actuel : la légitimité ne naît pas de la puissance, mais du consentement des peuples.
Cette posture fait écho à une tendance mondiale plus large : la remise en cause du paradigme néocolonial, c’est-à-dire la domination politique et économique justifiée par la morale ou la sécurité.
Aujourd’hui, de l’Afrique à l’Asie, de l’Amérique latine au monde arabe, de nouveaux acteurs — souvent issus du Sud — refusent ce rapport vertical.
Ils exigent un ordre fondé sur le respect mutuel, l’équilibre et la souveraineté.
VIII. Conclusion : la lucidité contre l’illusion
Depuis Munich en 2007, Vladimir Poutine n’a cessé de rappeler que l’ordre mondial unipolaire ne pouvait produire que l’instabilité.
Face aux guerres, aux sanctions et aux crises humanitaires, la Russie propose un retour à la légitimité du droit international et à la négociation équilibrée.
Dans le cas du Sahara occidental, cette position dépasse les frontières maghrébines : elle interroge la crédibilité même du système des Nations Unies et la capacité du monde à sortir des logiques de domination héritées du XXᵉ siècle.
L’histoire n’est pas terminée, comme le croyait Fukuyama.
Elle entre dans une nouvelle phase, celle de la confrontation entre l’hégémonie et la souveraineté, entre la manipulation du droit et son application universelle.
Et dans cette bataille, la Russie se veut le rappel constant que la paix ne peut naître que de la justice, et non de la force.
S. L




