
- Sahara occidental : entre droit des peuples et diplomatie de puissance
Par : Salah Lakoues
Le conflit du Sahara occidental, l’un des plus anciens de la scène internationale, met à nu la tension persistante entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les rapports de force géopolitiques qui dictent encore trop souvent la marche du monde. À l’heure où le Conseil de sécurité reconnaît le plan marocain d’autonomie comme « base crédible », les fondements du droit international se heurtent à la realpolitik, révélant les limites d’un ordre international encore dominé par la logique des puissances.
- Un conflit de décolonisation inachevée
Le Sahara occidental n’est pas un différend territorial classique. C’est un dossier de décolonisation inscrit depuis 1963 sur la liste des territoires non autonomes des Nations unies. À ce titre, il relève du principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, consacré par la Charte des Nations unies (1945) et les résolutions 637 (VII) et 1514 (XV) de l’Assemblée générale. L’avis consultatif rendu par la Cour internationale de justice en 1975 a été sans équivoque : aucun lien de souveraineté n’existait entre le Maroc et le territoire du Sahara occidental. Le peuple sahraoui a donc le droit de déterminer librement son avenir, à travers un référendum d’autodétermination.
Pourtant, un demi-siècle plus tard, ce droit reste suspendu. La promesse d’un référendum libre, portée à bout de bras par la MINURSO depuis 1991, demeure lettre morte. Sur le terrain, le Maroc exerce un contrôle administratif et militaire sur la majeure partie du territoire, tandis que le Front Polisario, reconnu par l’Union africaine comme représentant légitime du peuple sahraoui, administre les camps de réfugiés de Tindouf. L’impasse persiste, alimentée par les équilibres géopolitiques et la complaisance d’un système international qui préfère la stabilité apparente à la justice de fond.
- Le droit international face à la diplomatie du fait accompli
Les résolutions successives du Conseil de sécurité appellent à une solution « juste, durable et mutuellement acceptable », mais cette formule, devenue rituelle, entretient une ambiguïté qui profite au statu quo. La résolution de 2025, reconnaissant le plan marocain d’autonomie comme « base crédible » de négociation, marque un tournant politique autant que symbolique. Elle consacre la montée de la diplomatie marocaine et la volonté des grandes puissances de clore un dossier jugé encombrant.
Mais ce pragmatisme de circonstance interroge. Peut-on parler de solution « crédible » lorsqu’elle s’écarte du principe cardinal du droit international — celui du consentement des peuples ? L’autonomie, fût-elle généreuse, n’équivaut pas à l’autodétermination. En droit, la souveraineté ne se délègue pas sans le libre choix du peuple concerné. C’est pourquoi l’Union africaine, la majorité des pays du Sud et même plusieurs États européens continuent de considérer que le Sahara occidental demeure un territoire en attente de décolonisation.
Le problème, d’ailleurs, n’est pas entre le Maroc et l’Algérie, comme certains voudraient le faire croire pour transformer une question de droit international en un simple différend régional. Il s’agit avant tout d’un litige de décolonisation inachevée, reconnu par les Nations unies et par des dizaines de pays dans le monde. Il n’existe pas de « demi-décolonisation » : soit un peuple est libre de choisir son destin, soit il demeure sous tutelle, et la communauté internationale doit assumer ses responsabilités.
- Un héritage colonial et des fractures persistantes
Pour comprendre la profondeur du conflit, il faut revenir à son contexte historique. En 1975, l’Espagne, puissance coloniale, se retire précipitamment sous la pression des accords de Madrid, sans transfert légal de souveraineté au Maroc ni à la Mauritanie. Ces accords, jamais reconnus par l’ONU, ont ouvert la voie à une occupation de fait. Le Mur de sable, long de plus de 2700 km, construit par le Maroc dans les années 1980, demeure aujourd’hui le plus long système de défense militaire au monde après la Grande Muraille de Chine — symbole d’une séparation douloureuse entre les Sahraouis des camps et ceux des territoires occupés.
Cette fracture s’est installée dans les mentalités et dans les institutions internationales. La MINURSO, seule mission de maintien de la paix dépourvue de mandat explicite pour surveiller les droits humains, illustre les limites du système onusien lorsque la politique bloque le droit. Les violations documentées par les ONG, les arrestations arbitraires et la marginalisation économique de la population sahraouie alimentent une tension latente que seule une solution juste et conforme au droit pourrait apaiser durablement.
- Le poids des rapports de force et la géopolitique des ressources
Le Sahara occidental n’est pas qu’un désert. Il regorge de ressources stratégiques : phosphates, pêche, énergie solaire, potentiel éolien. Ces richesses attisent les convoitises et influencent les positions diplomatiques. Le commerce des ressources extraites du territoire, souvent labellisées « marocaines », viole pourtant le droit international, comme l’ont confirmé à plusieurs reprises la Cour de justice de l’Union européenne et divers tribunaux africains, en invalidant les accords commerciaux incluant le Sahara occidental sans le consentement du peuple sahraoui.
À travers ce prisme économique, le conflit prend une dimension nouvelle : celle d’une économie d’occupation, où les intérêts commerciaux, les partenariats stratégiques et les investissements servent de levier diplomatique pour consolider une réalité de terrain. Le droit international, censé garantir l’équité, se trouve alors subordonné à la logique des puissances et des marchés.
- Le jeu des puissances : entre imprévisibilité et continuité stratégique
L’histoire du Sahara occidental s’inscrit aussi dans une continuité géopolitique héritée de la Guerre froide. Le Front Polisario avait alors bénéficié du soutien du bloc socialiste et de plusieurs pays non alignés, tandis que le Maroc s’appuyait sur les États-Unis et la France. Ces alignements ont évolué, mais la logique demeure : le conflit reste un miroir des rapports de puissance mondiaux.
L’administration Trump, en reconnaissant unilatéralement la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange de la normalisation avec Israël, a inauguré une diplomatie du fait accompli. Ce que certains appellent la « théorie du fou » — faire de l’imprévisibilité un outil de dissuasion — a bousculé les équilibres régionaux, mais sans produire de solution durable. Le geste, motivé par une stratégie électorale et géopolitique conjoncturelle, a surtout fragilisé le droit international et sapé le rôle de neutralité des États-Unis.
À l’inverse, la Russie adopte une posture plus structurée. Héritière d’une tradition diplomatique rigoureuse, elle privilégie la stabilité et le dialogue avec les deux parties, tout en rappelant que le conflit du Sahara occidental relève du droit à l’autodétermination. Sa position, moins idéologique que stratégique, s’inscrit dans une vision multipolaire où Moscou cherche à apparaître comme un acteur de légitimité juridique face aux interventions unilatérales occidentales.
La Chine, quant à elle, observe une neutralité prudente, fidèle à son principe de non-ingérence, mais attentive aux ressources et aux corridors commerciaux africains. L’Union européenne, malgré ses divisions, continue de se débattre entre respect du droit et défense de ses intérêts économiques.
Mais la France, puissance méditerranéenne historique, porte une responsabilité particulière dans la persistance de ce blocage. Son influence, qui aurait pu être mise au service de la réconciliation entre le Maroc et l’Algérie, s’est trop souvent muée en calcul diplomatique à court terme. Emmanuel Macron, comme ses prédécesseurs, n’a pas assumé le rôle de médiateur équilibré qu’imposait la stature de
La France dans la région. Par malice et manipulation, Paris a préféré consolider la division entre ses deux voisins du Maghreb, au lieu d’encourager un véritable dialogue maghrébin. Pis encore, l’Élysée a cherché à influencer la position de l’Union européenne, orientant les décisions de Bruxelles vers une lecture favorable aux intérêts marocains, au détriment du droit international et de la stabilité régionale. Ce choix politique, dicté par des logiques électoralistes et une vision étriquée de l’influence, a contribué à figer un conflit qui aurait pu, depuis longtemps, évoluer vers une issue pacifique et conforme au droit.
- L’Afrique et la force montante du droit international
C’est en Afrique que le droit à l’autodétermination trouve aujourd’hui sa plus forte résonance. La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a consacré ce droit comme une norme impérative (jus cogens), c’est-à-dire supérieure à tout accord contraire. Elle a ouvert la voie à une justiciabilité élargie, permettant aux citoyens et aux peuples de défendre ce droit devant des instances régionales. Cette évolution majeure montre que, même si les grandes puissances tentent d’imposer leur pragmatisme, le droit international continue de se renforcer par le bas, à travers des juridictions régionales et la mobilisation des peuples.
Ce glissement du rapport de force vers le rapport de droit annonce une transformation lente mais profonde de l’ordre mondial. Les peuples, longtemps objets des décisions internationales, deviennent progressivement sujets du droit international. Dans ce contexte, le combat du peuple sahraoui acquiert une dimension universelle, comparable à celles des luttes anticoloniales du XXe siècle.
- Une diplomatie de puissance face à la résistance du droit
Le Sahara occidental incarne ainsi la contradiction entre la diplomatie de puissance — où la stabilité, les alliances et les intérêts économiques priment — et le droit des peuples, qui demeure la boussole morale et juridique de la communauté internationale. La reconnaissance par certains États du plan marocain d’autonomie ne saurait effacer le fait que ce territoire reste, selon l’ONU, non autonome et en attente de décolonisation.
Le réalisme politique a souvent bon dos. Il prétend répondre à l’urgence du présent, mais il prépare rarement la justice du futur. Or, l’histoire enseigne que les solutions imposées par la force ou la ruse finissent toujours par être contestées. L’ordre international, malgré ses contradictions, avance à travers les fissures du pouvoir, par la persévérance des peuples et la légitimité du droit.
Entre droit et puissance, l’épreuve du temps
Le Sahara occidental reste un miroir du monde. Il révèle la tension constante entre les idéaux du droit international et les calculs des puissances. Tant que la question de l’autodétermination ne sera pas résolue, aucune stabilité durable ne sera possible au Maghreb. L’avenir ne se jouera pas seulement dans les chancelleries, mais aussi dans la capacité de la communauté internationale à reconnaître que la paix véritable ne peut naître que du respect du droit.
L’histoire du Sahara occidental nous enseigne que la force impose, mais que le droit persiste. Et, tôt ou tard, ce droit finit toujours par se frayer un chemin à travers les sables mouvants de la diplomatie.
S. L




